En 1855, la famille d’un ouvrier agricole peut être composée de six personnes : le père et la mère, jouissant encore de toutes leurs forces et de toutes leurs facultés, et quatre enfants (un garçon de 16 ans, une fille de 12 ans, un garçon de 6 ans et une fille de 2 ans). Cet ouvrier est indigent et est secouru par le bureau de bienfaisance de la ville (qui lui paie le médecin, le pharmacien, les frais relatifs à l’instruction des enfants, et qui lui fournit parfois un peu de pain).
Il loue une petite maison composée de trois pièces : une cuisine et deux chambres, avec un grenier, une petite cave, une étable à vache, un toit à porcs, un jardin de 4 ares, mais sans puits, ni four.
Pouvant se procurer du trèfle, de la paille de seigle, de froment et d’avoine, il nourrit une vache, une truie et un cochon qu’il engraisse. Il obtient ainsi une certaine quantité de fumier. Il tâche d’avoir en location une parcelle de terre à cultiver. Mais malheureusement, il ne l’obtient qu’à un prix élevé. S’il peut obtenir une pièce de terre de 52 ares, il la sème en partie en froment et affecte le surplus à la plantation de pommes de terre et de betteraves. Il peut se passer de prairie, vu qu’en été les enfants conduisent le bétail le long des chemins publics ou dans de vaines pâtures, ou vont chercher de l’herbe dans les champs de blé.
Si la vache est bonne laitière, elle peut fournir tout le lait et tout le beurre dont il a besoin pendant une année entière. Mais souvent, il est obligé de vendre son beurre ou son lait pour se procurer d’autres aliments ou des vêtements. La famille doit alors manger son pain sec.
A l’exception de la kermesse, où il se permet de la viande fraîche, il n’a d’autre viande pendant toute l’année que celle du cochon qu’il a engraissé. Il en conserve la plus grande partie pour le temps des moissons. En dehors de cette période, il n’en mange qu’un peu le dimanche. Sa boisson consiste principalement en café, mélangé d’une forte partie de chicorée. S’il boit de la bière, ce n’est que pendant la moisson. Il en consomme ordinairement 2 hectolitres avec toute sa famille.
Les ouvriers agricoles s’engagent à Pâques ou renouvellent leurs engagements avec un cultivateur pour couper et engranger sa récolte de céréales, de trèfle et autres fourrages. Néanmoins, l’entassement dans la grange ou la fabrication des meules sont à charge du fermier, qui engage à cet effet des « entasseurs » qu’il paie en argent : ordinairement 60 francs de gage pour 3 mois et la nourriture.
Si une famille d’ouvriers fournit deux hommes pour couper et deux autres personnes pour lier les gerbes et les dresser, cela s’appelle « Faire la Moisson Entière ». Quand deux familles se réunissent et qu’elles fournissent chacune un homme pour couper et une autre personne pour lier et dresser les gerbes, cela s’appelle « Faire la Demi-Moisson ». Si une famille veut faire une moisson entière, n’ayant qu’un seul homme pour couper, elle doit louer un assistant pour une somme de 50 à 60 francs et, en outre, lui procurer sa nourriture.
Dans la commune de Waremme et dans les communes environnantes, on récolte toutes les céréales avec la « Pique ». Au moyen de cet instrument, un ouvrier ramasse et réunit mieux les épis ensemble, surtout lorsque le grain est versé, et il fait seul la javelle. Le chaume est coupé plus près de terre. Il y a donc moins de perte pour le fermier. Avec une faux, un ouvrier fait presque le double d’ouvrage, mais il doit être suivi d’un fort garçon ou d’une fille robuste, qui ramasse le grain coupé et le met en javelles. Pour un fermier qui a une exploitation de 100 hectares, il faut au moins dix ouvriers avec la pique.
Les ouvriers agricoles reçoivent leur salaire en nature. Le « tarif » diffère selon les localités. Ainsi, à Waremme et dans les environs, ils perçoivent 5%, 5,5% ou 6% de chaque espèce de récolte et ils ont la faculté de pouvoir choisir leur quote-part dans la pièce de terre qu’ils désirent (pourvu qu’ils la prennent sur le bord et non au milieu de la pièce). Lorsqu’ils ont fait leur choix, un arpenteur est appelé pour mesurer leur quote-part, avant que cette partie soit coupée. Ils font ensuite le partage entre eux, quand le grain est en gerbes.
Les ouvriers agricoles qui ont fait la récolte d’un cultivateur, sont aussi chargés de la battre. Les assistants, que les ouvriers ont éventuellement engagés, ne battent pas. Mais ils sont remplacés par les entasseurs, de manière que le nombre de batteurs en grange est presque toujours égal au nombre d’ouvriers qui ont fait la moisson. Ils reçoivent 5% du produit de toutes les céréales ou fourrages qu’ils battent, mais n’ont aucune part dans la paille.
Après avoir battu les gerbes de seigle et de froment du fermier, les ouvriers agricoles s’occupent de battre chez eux, la part de récolte qui leur est dévolue. Ils conservent ordinairement le seigle pour leur propre consommation et la paille pour leur bétail, mais ils vendent le froment, l’avoine et les féveroles pour payer la location de leur habitation, de leur lopin de terre, et acquitter d’autres dettes qu’ils ont pu contracter.
Le battage en grange recommence à la Toussaint et dure souvent jusqu’au 1er avril. Dans l’entre-temps et après le premier avril, l’ouvrier agricole travaille aussi à la journée pour le fermier : il l’assiste à récolter les pommes de terre, à bêcher le jardin, à tondre les haies des enclos, vergers ou prairies, à curer ou à rétablir les fossés, à couper le foin, … Pour ces tâches, il gagne 60 centimes par jour, sans la nourriture (excepté lorsqu’il coupe le foin ; dans ce cas, il est nourri ou on lui paie double-journée). La femme de l’ouvrier agricole est employée à la plantation des pommes de terre, au sarclage du jardin, des betteraves et des carottes, à la confection des « hochets » (boulettes de charbon), … Pour ces tâches, elle gagne également 60 centimes par jour, sans nourriture. L’ouvrier agricole, employé à la journée par le cultivateur, est donc bien mal rétribué.
Quand l’ouvrier agricole a terminé les travaux du fermier, vers l’époque du 1er mai, et jusqu’à l’époque du 1er juillet, il cherche d’autres occupations. Il peut reprendre un métier de maçon, de briquetier, de scieur en long, se rendre dans les endroits où l’on exécute de grands travaux, ou encore travailler à la journée pour les habitants de la commune.
Après la moisson, le fils de l’ouvrier agricole s’occupe à arracher les pommes de terre, à bêcher le terrain destiné aux pommes de terre de l’année suivante et à y conduire du fumier, à faire enfin tous les petits ouvrages autour de l’habitation. En hiver, il se repose. La fille garde la vache et les cochons. Le petit garçon va à l’école. La mère fait le ménage, raccommode les habillements et les bas, et, s’il lui reste du temps, file ou tricote.
L’ouvrier agricole achète, pendant une grande partie de l’année, la farine et le seigle dont il a besoin pour faire du pain. Malheureusement, dans les campagnes, le meunier n’est soumis à aucun règlement, ni à aucune espèce de surveillance. Très souvent, il livre aux ouvriers agricoles de la farine provenant de grain germé, échauffé ou avarié, qu’il a acheté à prix réduit et qu’il leur revend en majorant fortement le prix. Les ouvriers agricoles doivent encore s’estimer heureux si cette farine n’est pas encore falsifiée par le mélange frauduleux de matières étrangères. Il peut donc être trompé sur la qualité, mais aussi sur la quantité, n’ayant chez lui ni poids, ni balance pour vérifier la quantité que lui vend le meunier. Le meunier lui demande, pour la mouture, 10% en farine, plus 2 francs par 100 kilogrammes. Si le prix du grain augmente sur le marché, dans l’heure qui suit, le meunier augmente le prix de la farine. Par contre, si le prix du grain diminue, le meunier attend le marché suivant, avant d’appliquer la diminution sur le prix de la farine. L’ouvrier agricole est donc toujours perdant.
Le cultivateur, au contraire, livre son grain au meunier, en le pesant d’abord, puis, lorsque le grain est moulu, il vérifie la pesée du meunier. Le meunier ne lui prend que 8% de la mouture ou ne lui demande qu’un prix convenu et modéré, s’il est payé en argent.
Le budget moyen d’un ouvrier agricole peut s’établir comme suit :
– Nourriture : 776 francs – Location de la maison et de la terre : 110 « – Habillement du père : 54 « – Habillement de la mère : 42 « – Habillement des enfants : 102 « – Achat de fil, cordon, aiguilles : 12 « – Coucher : 8 « – Eclairage : 61 « – Chauffage : 61 « – Blanchissage : 23 « – Entretien de l’habitation : 23 « – Entretien du mobilier : 18 « – Frais de culture : 37 « – Nourriture du bétail : 70 « – Dépenses de luxe : 18 « Soit un total : 1.342 francs
Ses recettes étant de 1.203 francs, il dégage donc un déficit de 139 francs.
Pour apurer ce déficit, il va tenter de réduire ses dépenses :
– Sur la nourriture : en vendant une partie de son lait et de son beurre (donc en mangeant son pain sec) ; en n’assaisonnant que fort peu les pommes de terre et les légumes ; en mangeant fort peu de viande ; s’il a beaucoup de pommes de terre, il en mangera beaucoup et moins de pain.
– Sur les vêtements : en mettant des vêtements rapiécés ; en les faisant durer autant que possible ; en manquant de vêtement, ainsi que sa femme et ses enfants.
– Sur le chauffage : en se privant de feu chaque fois qu’il le peut.
Ainsi, l’ouvrier agricole peut parvenir à équilibrer ses dépenses et ses recettes, mais en se résignant à des privations et à des souffrances, qui lui seront d’autant plus pénibles qu’elles porteront sur des objets de première nécessité.
Mais bien souvent, l’ouvrier agricole ne pourra subvenir à ses besoins sans crédit. Il mettra en gage (Mont de Piété) certains de ses maigres biens. Il engagera même parfois, le lundi ou le mardi, les vêtements du dimanche, pour les retirer le samedi suivant.